Bluffant, Daniel Buren. « Cette grande diagonale de colonnes, sur l’esplanade, dégage une force magistrale !, s’exclame Michel Vallière. Elle confère à la fois une horizontalité et une verticalité, la hauteur des colonnes allant decrescendo à mesure que l’on approche du bâtiment. »
Pour l’anecdote, Buren n’était pas prévu dans le projet d’aménagement urbain initial. C’est en réalisant une exposition temporaire à Istres, dans le cadre de Marseille 2013, que le maire l’a rencontré. Souhaitant que l’artiste laisse une empreinte définitive de son passage dans la ville, il lui a proposé d’habiller l’esplanade en devenir. Buren a accepté. « J’ai vu un artiste simple, sans le côté diva, comme on a l’habitude d’en rencontrer », sourit François Bernardini.
La course aux colonnes
Aligner des colonnes, sur une grande distance, avec un parvis en pente (déclivité de 2 %), dans un délai ultra-serré (4 mois pour la conception, réalisation et pose) et selon une grande technicité (plusieurs extrusions, chapeaux de fermeture avec pièces soudées, fixations en inox avec découpe laser) : Profils Systèmes, pour la conception et la fabrication des profilés, et Sam, pour la pose, ont relevé un challenge complexe.
Avec, au final, un devoir de perfection grecque pour satisfaire l’artiste. « Pour que l’effet soit là, il faut que la réalisation soit parfaite, dans l’alignement, l’horizontalité et la fixation au sol », explique Michel Vallière. Les plus hautes colonnes font 5 mètres de hauteur, avec une certaine prise au vent. « Il a fallu trouver la fondation adéquate, et faire en sorte que celle-ci disparaisse complètement sous les colonnes. »
Sur la fin, les équipes de Sam ont travaillé les week-end et la nuit, « à la lumière des projecteurs et des phares des véhicules, s’amuse Philippe Cambon. Daniel Buren est venu une semaine avant l’inauguration. Il n’y avait rien sur l’esplanade. Il était tout pâle, et très inquiet. On lui a montré ses colonnes, couchées dans le garage de la cité administrative. Il s’est demandé si on y allait y arriver… » Les scotchs qui fixaient les profilés en aluminium des colonnes ont été retirés… deux heures avant l’inauguration. Aujourd’hui, la fierté prime. « On a gardé des petites chutes de chantier. Dans l’entreprise, tout le monde veut une petite colonne Buren dans son bureau ! » Les colonnes utilisent cinq profils différents, un système de fixation platine et des capots spécifiques.
Made in Profils Systèmes !
Interview de Daniel Buren
Pourquoi avez-vous accepté le projet ?
Daniel Buren : La plupart des projets urbains m’intéressent a priori et j’étudie donc toujours les propositions assez précisément afin de me rendre compte si les paramètres permettent d’intéressants développements, si le contexte humain et architectural est positif et à partir de là, je décide de me lancer dans l’aventure ou non. Dans le cas d’Istres j’ai le souvenir d’avoir donné mon accord favorable très rapidement après avoir découvert le site, son allure générale, cette très belle position près de ce lac étonnant et inattendu lorsque l’on découvre pour la première fois la ville et, bien entendu les différents plans, simulations et relevés d’architecture existants déjà pour la future mairie.
La spécificité du lieu d’après vous ?
Daniel Buren : Tout d’abord, un lieu d’apparence marginal qui va, du fait de la construction prévue, devenir un des lieux centraux de la ville, le lieu des décisions et également un lieu de rencontre des citoyens. D’autre part un lieu qui va changer fortement l’orientation de la ville qui, jusque là tournait carrément le dos à son lac et qui va maintenant se le réapproprier en se tournant vers lui. L’autre caractéristique forte dans les plans proposés, se trouvait être un très vaste et généreux parvis s’en allant en pente douce depuis l’Hôtel de Ville proprement dit, vers les habitations en contre-bas. C’est sur ce parvis et avec ce parvis, que l’on m’a demandé de proposer un projet. Ce que je fis.
Comment cette spécificité trouve-t-elle un écho dans la création ?
Daniel Buren : Je pense que ce parvis en particulier, est un lieu qui doit inciter à la promenade, aux rencontres, que l’on se rende ou non à l ‘Hôtel de Ville. Il doit donc rester le plus ouvert possible et permettre en même temps des points de vue remarquables sur la vielle ville et sur le lac. Donc à mon avis, concentrer et rendre visible deux contraires: laisser l’espace le plus ouvert et libre possible et, dans le même moment, le remplir visuellement le plus possible de la manière la plus simple et la plus remarquable – dans le sens de ne pas passer inaperçu par trop de modestie. Le vide et le plein à la fois, le plus et le moins, le fluide et le solide.
Comment s’est déroulé le chantier ?
Daniel Buren : Le chantier s’est déroulé, d’après ce que j’ai pu voir, dans de bonnes conditions même si, le travail que j’ai fait s’est trouvé être dans les toutes dernières parties réalisées, ce qui est normal du point de vue de la logistique de la construction de l’ensemble et donc quelque peu sous tension afin d’être dans les temps. Toutes les fins de chantier sont généralement tendues car les retards de tous ordres doivent tous être comblés à la fois, ce qui rend les dernières semaines voire les derniers jours extrêmement fébriles. Mais ceci est normal et sur ce chantier, je dois dire que cette fébrilité était accentuée par la demande expresse de précision de ma part et que les équipes, conscientes de ce problème, ont quand même pu réaliser un excellent travail.
Le résultat est-il conforme à l’esprit original ?
Daniel Buren : L’œuvre était terminée pour l’inauguration mais quelques ajustements très importants restaient à faire, ce qui fut fait dans les semaines qui suivirent. En effet, dans l’œuvre projetée, les alignements longitudinaux, verticaux et horizontaux se devaient d’être absolument parfaits. Dès qu’ils furent réglés, assez facilement je dois dire grâce à une astuce dans la conception du montage mise au point par les ingénieurs et qui en l’occurrence démontra à cette occasion son efficacité, le résultat définitif est vraiment à la hauteur des espoirs que je mettais dans ce travail, sachant depuis le début que la seule véritable difficulté constructive, serait l’alignement parfait et dans tous les sens de tous les éléments, les piliers qui, selon certains points de vue, ne forment plus qu’un seul et unique objet, sorte d’énorme mur d’apparence infranchissable et bicolore mais qui, dans la plupart des autres angles laisse apparaître, entre deux piliers colorés, des encadrements soit du paysage soit de la ville alentour, toujours différents selon le positionnement et le mouvement des promeneurs.
Ces piliers à base carrée relativement modeste (26,1 centimètres) sont eux-mêmes constamment en mouvement grâce à leurs ombres portées qui dessinent et définissent tout au long de la journée, la marche du soleil. De plus, ces piliers sont colorés deux faces opposées sont respectivement l’une bleue l’autre jaune, les deux autres faces et le carré supérieur (le chapeau), étant traversés en leur milieu par une bande noire entourée de deux bandes blanches égales. À ce sujet, j’avais dans le projet choisi parmi les couleurs une sorte de magenta qui me semblait adéquat mais que les spécialistes des colorants appliqués sur l’aluminium me déconseillèrent vivement d’utiliser car étant particulièrement instable sous les rayons du soleil et chacun sait que ce dernier à Istres, n’est pas avare de son rayonnement !
Ces mêmes ingénieurs, très respectueux de mes exigences, me proposaient, après cette mise en garde, de fabriquer les éléments en double afin de pouvoir les changer au moins une fois, lorsque cette couleur magenta n’aurait pas manquée de quelque peu s’évanouir ainsi que de s’engager à maintenir la qualité de la couleur choisie autant de fois qu’il le faudrait. Plutôt que d’accepter cette offre généreuse et sachant d’expérience qu’il est toujours assez difficile d’entretenir des œuvres dans l’espace public et prenant connaissance de cette « faiblesse » de la couleur choisie qui ne tiendrait pas suffisamment longtemps en l’état, je décidais d’en changer complètement et de ne prendre que des couleurs réputées pour leur résistance assez longue contre les effets décolorants des rayons UV du soleil. Ce faisant et sans le savoir, les couleurs que je retins (en dehors du noir pour les bandes) se trouvèrent être celles de la ville d’Istres, ce que j’appris peu de temps après ! Hasard complet de ma part, que personne n’est obligé de croire, mais qui n’est pourtant que la stricte vérité et qui confirme que, quelque fois, le hasard fait bien les choses.
Les équipes ont-elles été performantes dans ce contexte de « rush » ?
Daniel Buren : Tout à fait satisfaisantes comme je viens de le dire et suffisamment performantes pour avoir pu, le calme revenu, effectuer les semaines suivantes les réglages nécessaires à la finition parfaite de ce travail. Il a fallu plus de temps, d’après ce que je sais, pour que les mouvements d’eau prévus dans le plan original des architectes, fonctionnent correctement, mais ceci n’était pas de mon ressort -bien que je jouais avec ces plans d’eau- mais celui des architectes et des hydrauliciens. D’après ce que l’on m’a dit, cette mise en eau fonctionne aujourd’hui, ce que j’espère.
Quelle place particulière cette œuvre occupe-t-elle à présent pour vous, parmi les autres que vous avez déjà réalisées ?
Daniel Buren : Dans la mesure du possible, tout mon travail s’attachant à clairement dépendre du lieu dans lequel il s’inscrit, ces lieux étant par définition, presque toujours différents d’autres déjà utilisés, il est fort difficile de faire une hiérarchie intelligente entre une œuvre et une autre dans la mesure où le lieu, bien qu’étranger à l’œuvre en question, joue avec elle et en influence le sens tout comme l’œuvre transforme le lieu en question.
Ceci dit, ici nous sommes dans un cas assez unique dans la mesure où tout le lieu investi est totalement nouveau (toute la superficie, l’architecture, les plantations environnantes, mon travail). Donc non seulement mon travail s’inscrit et s’insère dans le lieu mais tout ce lieu (travail des architectes et autres architectes paysagers, ingénieurs…) s’inscrit et s’insère à son tour dans un espace plus grand complètement bouleversé par cette toute nouvelle intrusion. Cet ensemble où tout ce qui s’y installe (l’architecture, l’œuvre d’art, les parkings, les plantations etc…) est nouveau. Non plus un objet « X » dans un environnement architectural « Y » déjà existant, mais la transformation complète d’un lieu et la création d’un nouveau paysage bouleversant l’environnement préexistant. Cette transformation complète d’un morceau de la ville, fait partie pour moi de l’originalité de cette collaboration. Bien que les études de tout cet ensemble étaient déjà avancées lorsque j’ai commencé moi-même à travailler sur ce projet, j’ai entretenu avec les architectes et les responsables de tout ce projet des conversations multiples et enrichissantes, grâce auxquelles ma proposition a pu émerger en parfaite entente et, je l’espère finalement, en harmonie avec tout le reste.
Comptez-vous revenir à Istres ?
Daniel Buren : Bien entendu, ne serait-ce que pour voir de mes yeux, si les couleurs restent stables aussi longtemps que prévu !
Photo Daniel Buren : Veronese